Par Henri Joveniaux (*) et Henri Gourdin
(extrait d'un article à paraître dans "Le Courrier de la Nature"
en septembre 2007)
Le Pic à Bec ivoire (Ivory-billed Woodpecker, Campephilus principalis) n'a pas attendu Audubon pour faire son entrée dans les nomenclatures. Mark Catesby l'avait décrit et identifié en 1731 sous le nom de « Pic de première grandeur au bec blanc » ou encore « The largest White-bill Woodpecker » (Catesby donne ses textes en anglais, sa langue maternelle, et en français, la langue par excellence de la communication internationale, à l'époque) et Linné décrira en 1758 Campephilus principalis principalis à partir de la magnifique représentation de Catesby. Le Pic à Bec ivoire est en effet un très grand pic, noir et blanc, le troisième au monde par la taille. Le mâle exhibe une huppe rouge flamboyante, la femelle une tête et une huppe d'un noir profond. Les rémiges secondaires forment une large plage blanche caractéristique sur le bord postérieur de l'aile, visible non seulement en vol mais aussi au perchoir, et qui distingue le Bec d'ivoire de son cousin le Grand Pic, espèce commune dans le sud-est des Etats-Unis, aujourd'hui encore. Autre signe distinctif, la couleur du bec, ivoire pour le Bec d'ivoire, on pouvait s'y attendre, gris sombre pour le Grand.
Il ne fut longtemps qu'un trophée. Selon Audubon, les Indiens ornaient leurs ceintures de ses scalps, leurs chevelures de ses becs. Les Indiens du Nord les achetaient aux Indiens du Sud contre deux et parfois trois peaux de cerfs pour un seul bec. Les pionniers et les chasseurs le recherchaient également pour les revendre aux collectionneurs ou orner leurs poches à poudre. Au début du dix-neuvième siècle, les dépouilles étaient l'objet d'un commerce actif, les étrangers étant "prêts à payer un quart de dollar pour deux ou trois têtes de ce pic", toujours selon Audubon.
L'oiseau prospérait dans les grandes forêts primitives à cyprès chauve s'étendant de la Caroline du Nord à la Floride, de la Louisiane aux plaines du Mississipi décrites par J.J. Audubon : "Je voudrais être en mesure, cher lecteur, de te figurer les lieux qui ont la préférence du Pic à bec d'ivoire. Je voudrais pouvoir te décrire l'étendue de ces marécages profonds disparaissant dans l'ombre de millions de gigantesques cyprès qui allongent leurs bras noueux, couverts de mousse, comme pour inciter l'intrus à méditer sur les nombreux obstacles qu'il rencontrera s'il persiste à s'aventurer plus avant dans les profondeurs à peu près inaccessibles qui s'étendent sur des milles devant lui, à penser aux énormes branches qui barreront sa route, aux troncs massifs et pourrissants des arbres abattus, aux milliers de plantes rampantes et grimpantes d'innombrables espèces ! Je voudrais te faire pressentir les dangers de ce terrain perfide, des bourbiers spongieux qui dorment traîtreusement sous de magnifiques tapis de verdure composés des mousses, des glaïeuls, des lys d'eau les plus riches, et qui, dès que le voyageur y pose le pied, cèdent et menacent sa vie."
Les difficultés d'accès et de pénétration de son milieu contribuèrent longtemps au maintien de l'oiseau. Puis, à partir des années 1850, le développement industriel et urbain, l'assèchement progressif des zones marécageuses et l'exploitation systématique des dernières forêts naturelles du Sud-Est décimèrent, en moins d'un siècle, les habitats immémoriaux du Pic à Bec ivoire.
A la fin du dix-neuvième siècle, celui-ci est confronté non seulement à l'acharnement des chasseurs, stimulé par la vogue des cabinets de curiosités naturalistes, mais encore et surtout par la fragmentation des vastes forêts qu'il occupait jusque là. Jackson, ornithologue américain, estime à plus de 400 le nombre de spécimens abattus entre 1880 et 1910 pour alimenter les nombreuses collections de l'époque victorienne. En 1891, les populations du Nord et de l'intérieur des Etats-Unis ont entièrement disparu, selon Hasbrouck, à la seule exception de petits groupes isolés, confinés aux grandes zones marécageuses côtières. Au début du vingtième siècle, le statut très fragile de l'espèce mobilise les premiers efforts des conservationnistes. En 1926, Phillips repère encore une petite population en Floride et quelques couples dispersés ici et là dans le sud de l'Alabama, le Mississipi, la Louisiane, le Texas. En 1939, après deux ans d'enquête, James Tanner évalue la population des Etats-Unis à une vingtaine d'individus, dont un maximum de huit oiseaux pour la localité la plus importante. Trois sites accueillent désormais l'essentiel de cette population : le "Singer Tract", propriété de Singer Corporation, fabricant des machines à coudre, au nord-est de la Louisiane, les forêts situées au bord de la rivière Apalachicola au nord de la Floride et la région du "Big Cypress" au sud de la Floride. Tanner consacre trois années à l'étude de la petite population du Singer Tract et y recense quatre couples menacés par un projet de défrichement. Alertées, la Fédération des Sociétés Audubon et l'Union des Ornithologues américains tentent de s'opposer au projet et d'obtenir le classement en réserve naturelle des boisements concernés. En vain. John Dennis observe encore quelques oiseaux isolés au Texas, en Floride, à Cuba (il en ramène un cliché en 1948) mais la communauté scientifique considère que l'espèce s'est éteinte et ne prête qu'un crédit limité à des observations isolées et peu circonstanciées.
C'est dans ce contexte que le 11 février 2004, le dénommé Gene Sparling, dirigeant son kayac dans la réserve nationale de la Cache-River, voit un grand pic à crête rouge, présentant quelques uns des caractères du Bec d'ivoire, voler vers lui et se poser sur un arbre proche. Deux semaines plus tard, le 27 février, il revient sur les lieux avec deux spécialistes, Tim Gallagher et Bobby Harrison. Alors que Sparling pagaie à l'avant, un grand pic noir et blanc traverse le bayou à moins de 30 mètres, face à Gallagher et Harrison.
Les 5, 10 et 11 avril 2004, trois observateurs différents aperçoivent à leur tour un Pic à Bec ivoire dans ces parages, sans réussir à le photographier. Enfin, le 25 avril 2004, David Luneau, professeur à l'Université d'Arkansas à Little Rock obtint une séquence vidéo de quelques secondes de faible résolution montrant un pic noir et blanc décoller d'un tronc.
Le laboratoire Cornell d'Ornithologie a mené durant la saison 2005-2006, dans les forêts de l'Arkansas, un important programme de recherche de l'espèce associant les efforts de chercheurs chevronnés et de nombreux bénévoles. Quatre observations effectuées durant cette période se rapportaient au Pic à Bec ivoire. Toutefois dans chacun de ces cas, l'observateur n'a noté qu'un seul des traits caractéristiques de l'espèce : une large bande blanche sur le bord inférieur de l'oiseau en vol ou encore une large tache blanche sur le bas de l'aile pliée d'un oiseau perché. Ces observations n'ont pas été considérées comme formellement confirmées, deux traits distinctifs différents étant exigés pour entériner de telles observations. Ainsi les recherches conduites en 2005-2006 se sont achevées sans aucune certitude définitive. Des milliers d'heures d'enregistrements acoustiques automatiques effectuées dans ces forêts sont en cours de traitement, les analyses s'avérant très délicates. A la suite de ces recherches, les chercheurs ont obtenu la quasi-certitude que l'oiseau observé à sept reprises au moins en 2004-2005 ne fréquentait plus le Bayou de View.
Parallèlement à l'effort de recherche, un exceptionnel programme de conservation est déployé par les associations nord-américaines et les
services fédéraux de conservation de la faune sauvage unis au sein de Big Woods Conservation Partnership afin d'assurer rapidement une meilleure
conservation des forêts marécageuses du Sud-Est des Etats-Unis, habitat-clé non seulement pour le Pic fantôme mais pour de nombreuses espèces.
Les fonds tant privés que publics réunis dans l'émotion de la « re-découverte » vont permettre de restaurer autour des Big Woods plus de 100 000
hectares de forêt, au sein d'un vaste écosystème alluvial. Il s'agit ici à la fois :
- de mieux protéger la rivière et les habitats riverains,
- d'améliorer la qualité des eaux,
- de restaurer le réseau de chenaux qui alimente cet écosystème,
- de reconnecter des taches de forêts aujourd'hui fragmentées.
L'objectif est de reconstituer à terme, au c½ur du continent, un vaste ensemble de forêts marécageuses hébergeant quelques unes des nombreuses espèces menacées par le déclin de leur habitat. Le pic de 2005, de ce point de vue, a bien servi la cause : qu'il soit ou non à Bec ivoire, il aura galvanisé les énergies et suscité de nouvelles ambitions.
(*) Alain Joveniau est ornithologue de profession, président du Groupe ornithologique du Jura, associé-fondateur de EPA, membre de l'American Birding Association, conseiller scientifique d'Henri Gourdin dans ses travaux sur les oiseaux d'Amérique.