Le grand pingouin
Par Henri Gourdin
Introduction du livre paru en janvier 2008 chez Actes Sud
Je ne me doutais pas, quand j'ai commencé à m'intéresser au pingouin, qu'il fût aussi connu. Connu, célèbre, illustre, adulé... on hésite sur les mots au moment de qualifier l'incroyable popularité de cet oiseau. Les moteurs de recherche et les banques de données, quand vous tapez son nom, vous renvoient des références par centaines. En réalité, cette célébrité repose sur un malentendu. Regardez-y mieux et vous verrez que ces millions de pingouins n'en sont pas vraiment. On dit « pingouin »... et on parle du manchot, l'oiseau de l'Antarctique.
Le vrai pingouin est exclusivement nordique. Homologue du manchot certes, mais très différent génétiquement : le premier appartient à la famille des alcidés, le second à celle des sphéniscidés. Deux quasi-sosies mais sans lien de parenté. Nés en des lieux diamétralement opposés, les deux pôles de la sphère terrestre, de l'adaptation à des contraintes similaires. Comme pour s'offrir en preuve aux thèses de M. Darwin (qui n'y a pas pensé ou n'en a pas eu connaissance).
Leurs destins sont aussi différents que possible. Le manchot se maintient dans l'hémisphère sud, il attire chaque année des milliers de naturalistes, d'écrivains, de photographes, de cinéastes, de touristes, de badauds. Le petit pingouin (Alca torda) est en régression, menacé par les marées noires et les nouvelles techniques de pêche, mais toujours présent dans l'Atlantique nord. Le grand pingouin (Pinguinus impennis), objet de notre histoire, a disparu de la planète après plusieurs centaines de milliers et probablement plusieurs millions d'années d'une existence plutôt paisible. Les pêcheurs et les collectionneurs européens l'en ont éliminé. Jusqu'au dernier. En moins de deux cents ans.
C'était pourtant un être remarquable : grand, fort, puissant, bon nageur, excellent plongeur, sociable, fidèle, attaché à son poussin. Il passait la plus grande partie de son existence en mer, dans les rouleaux et les tempêtes de l'Atlantique, ne montant à terre que pour pondre et élever son jeune, et avait développé au fil de son évolution des stratégies d'adaptation absolument uniques : une configuration idéale pour la nage et la plongée, une protection thermique d'une efficacité exceptionnelle, pas de prédateur sur les rochers où il nichait, pas de concurrent aux profondeurs où il pêchait... Un oiseau de toute beauté aussi : ceux qui le rencontraient n'oubliaient jamais la grande tache lumineuse en avant de l'½il, le bec immense creusé de longs sillons, la démarche digne et solennelle.